jeudi 8 mars 2012

Du Sang, des Larmes et d’la Morve


Du Sang, des Larmes et d’la Morve 


Ou La Physique Nucléaire en Récré

S’il est un endroit où, déchargé du lourd fardeau d’éduquer, d’instruire et d’enseigner, l’instit’ peut, dans un râle salutaire, exprimer toute sa frustration contenue par les digues de son professionnalisme, ce n’est PAS la cour de récréation ! Qu’on se le dise, la récréation, c’est tout sauf une partie de plaisir ! Sauf pour les gosses. Quoique… Pour les plus chanceux et chanceuses, c’est-à-dire les enseignantes et enseignants, qui ont l’opportunité de turbiner dans une école de taille conséquente, la surveillance de récréation est partagée équitablement tout long de la semaine : à chacun sa petite dose de stress et d’angoisse lorsque les collègues s’agglutinent frénétiquement autour de la cafetière et, dans une communion qui n’est pas sans rappeler la ferveur religieuse des premiers chrétiens dans les geôles climatisées de Rome l’Éternelle, égrènent des colliers de nouilles en psalmodiant.
« - Qu’ai-je fait au bon Dieu pour avoir une classe de brêles comme ça ?
-          Mon Dieu, qu’il est chiant !
-          Alleluïa, elle a enfin compris, pfiouuu !», pourrait-on y entendre…
Mais voilà, moi, je suis dans une petite école et il m’est impossible de couper à cette coupure biquotidienne. D’aucuns se diraient que je me la coule douce pendant 20 minutes, papotant, ricanant, médisant sur mes ouailles et leurs géniteurs. Que nenni ! Certes, ma propension à langue-de-puter s’exprime pleinement lors de ces récrés ; il m’est toutefois difficile de baisser la garde tant la capacité enfantine à faire chier leurs semblables ainsi que les adultes présents, c’est-à-dire « bibi »et ses amies, semble incommensurable…
Pour tout dire, la cour de récré, c’est un réacteur nucléaire dont les atomes seraient les morveux. Un joyeux bordel organisé, quoi. On craint l’emballement, la surchauffe, la réaction en chaîne non maîtrisée ! Les gosses, c’est comme les atomes : tant que la densité est faible, ça craint rien. Mais si la densité au m² de cour de récré dépasse un seuil critique, je suis en droit de m’inquiéter. D’autant plus que, à l’instar des atomes, il existe des élèves plus lourds que d’autres… Oui, oui, des élèves qui se trouvent en bas de la célèbre classification périodique des éléments perturbateurs de récré. Des éléments conneriactifs. Se décharger de toutes leurs conneries, histoires ou manies leur prendra « un certain temps ». Des centaines de récrés. Des années de récrés.  C’est flippant, hein ? Mon Tchernobyl à moi, mon Fukushima en puissance, c’est tous les jours que j’appuie sur les boutons de la tempérance, que j’actionne les manettes de la conciliation, que j’active les leviers de la patience.
Je suis un physicien nucléaire.
10 h30 : 90 minutes de confinement pour la marmaille qui compose ma classe, c’en est trop pour eux. Il est temps de relâcher la pression et d’autoriser ce petit monde à souffler, à se dépenser. Et, bien entendu, à pisser et chier. La tension est à son paroxysme, deux rangées de 12 gamins me font face. Muets autant qu’un mouflet peut l’être, leurs yeux scrutent l’horizon. La liberté. La porte de la cour de récré. Manteaux enfilés, écharpes nouées, cagoules et bonnets gainés sur leur crâne en ébullition, ils attendent le signal. Leurs mains se crispent sur leurs BN, leurs Pitch (de « potche ») ou leurs Brossard. L’air est électrique, je pose ma main sur la divine poignée. Les plus impatients répriment leurs bas instincts. D’une voix calme et détachée -mais non moins teintée d’autorité- , je donne l’ordre d’avancer : « Allez-y. »
« LIBERTÉÉÉÉÉ !!! » hurle le premier d’entre eux. Tel un torrent impétueux, la classe se déverse dans cet espace clos, qui, une seconde auparavant, respirait la sérénité. Respirait. Sur ma droite, une seconde porte s’ouvre et c’est une bonne dose de CP qui investit les lieux. Par petites touches, les maternelles viennent combler les interstices laissés libres par les plus âgés. La soupe primitive est prête.
Ça court dans tous les sens, ça dérape, ça crie. Tant que nos particules conneriactives tant redoutées ne s’entrechoquent pas violemment, tout va bien. Mon rôle sera donc de contrôler voire de tempérer les réactions de ces chères têtes blondes. Mes sens sont en éveil, je dois être omniscient : je développe un strabisme divergent qui m’aide à surveiller le fond de la cour ainsi que les alentours de la poubelle, endroit très prisé par les petits d’hommes.

À peine ai-je échangé trois mots avec une de mes collègues que nous sommes grossièrement interrompus par un « Meuusssssieeeeeuuuu… » lancinant.  « Meuusssssieeeeeuuuu… » qui deviendra vite énervant voire exaspérant si l’énonciateur de ce cri de détresse ne détecte pas chez l’adulte que je suis un soupçon d’intérêt. Je porte mon regard vers l’individu de sexe masculin qui se tient face à moi. Sa truffe est humide, son poil également, ses yeux débordant de déférence à mon humble personne ne sont pas sans rappeler ceux des chatons que l’on peut admirer sur le traditionnel calendrier des P&T : il pleure. Dans un élan de générosité qui n’a d’égale que la puissance d’un tsunami sur une plage paradisiaque des Philippines, je m’enquiers de la raison qui le pousse à déverser des litres de liquide lacrymal sur ses joues rougies par le froid ainsi que des mètres cube de morve sur son écharpe et ses manches qui lui font office de serpillière à crottes de nez :
« Que se passe-t-il, Kevin ? 
Hé ben, y’a… y’a… y’a… y’a… - il bégaye sous l’émotion- y’a Théo qui m’a poussé contre le mur !
-  Théooooo !» hurlé-je.
« Bon, que s’est-il passé ? Chacun son tour. 
-  Hé ben, il a … na na na et pis j’ai …. etc. 
-  Meuh non, j’ai rien fait. C’est lui qui ….
-  Et pis, takapa ….»
Je vous épargne la logorrhée des deux protagonistes pour aboutir à la résolution du problème : j’ai pour habitude d’appliquer, dans la mesure du possible - et de ma patience-, le principe de sanction/réparation, c’est-à-dire que tout manquement à une règle se doit d’être sanctionné (de la réprimande verbale sur plusieurs octaves à une punition plus « consistante », mon imagination est sans borne… gnark gnark) puis suivi d’une réparation. Je ne rentrerai pas dans les détails car j’estime que vous, fidèles lectrices (eh oui, mon lectorat est majoritairement féminin !) et non moins fidèles lecteurs (mon indécrottable hétérosexualité m’amène à préférer les fesses rebondies et les poitrines opulentes aux pommes d’Adam et poils sur les épaules… Oui, je suis sectaire…) êtes en capacité intellectuelle de comprendre ce principe éducatif. Néanmoins, je tiens à préciser que la torgnole dans la gueule ne fait plus partie de mes méthodes de persuasion.
Et c’est ainsi que durant vingt minutes, je m’adonne à ce petit jeu : je juge, je trie le vrai du probable et je délivre ma parole. Absolution ou condamnation ? Mes décisions sont irrévocables et le banc des condamnés s’allonge inexorablement. La paix est à ce prix. Certains et certaines le payent au prix fort… Le prix du sang.

Hé ouaip ! Dans une cour de récréation, ça saigne souvent. Un genou, un coude, c’est monnaie courante et peu spectaculaire. Un coup de flotte là-dessus, une bande sparadrap et hop ! c’est reparti comme en 40 ! Néanmoins, il n’est pas rare d’assister à des scènes Gore, des scènes à côté desquelles Massacre à la Tronçonneuse, Brain Dead et Les Griffes de la Nuit font pâle figure… Si, par malheur, un des morveux a l’extraordinaire idée de se servir de son nez ou de sa lèvre inférieure pour parer un coup de tête malencontreux, c’est son et lumière pour tout le monde : du sang, des larmes et des cris ! Dans ces cas-là, ne pas paniquer afin d’éviter qu’aux pleurs ne viennent s’ajouter des gestes brusques qui auraient tôt fait de transformer mes fringues D4 (fournisseur officiel des couples d’instits’) ou ma chemise blanche en œuvre de Picasso dans sa période rouge. De l’eau, du coton, un « J’appelle les pompiers ? » viril et le piou-piou revit. C’est aussi facile que cela. Sauf … quand le morveux est un véritable morveux ! Je l’ai vécu, c’est horrible, indescriptible. ‘Faudra que je pense à leur demander de se moucher avant de s’exploser le pif. Imaginez le carnage ! IMAGINEZ, nom d’une pipe ! Une double éjection de matière nasale enrobée de sang ! Ajoutez à ça que la victime hurle son désarroi la bouche béante, c’est direct du producteur au consommateur, du recyclage en quelque sorte.
J’en profite pour transmettre un message aux parents ou futurs parents qui me liront. Bien souvent, nous avons à rendre des comptes à des « mamans » ou des « papas » qui viennent se plaindre de chutes, chocs ou plaies bénignes subis par leur progéniture lors des récréations.
« Ma fille, ça fait deux fois qu’elle tombe. Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous surveillez pas ? » nous disent-ils. Comme je suis quelqu’un de tempéré et de profondément charitable, je garde mon calme et leur explique les secrets de la gravité. « Newton, ça vous parle ? Bah, elle est tombée, paf ! c’est tout. » Et pour répondre à cette accusation de défaut de surveillance, je leur explique que, n’ayant aucun super-pouvoir, et je m’en excuse platement, je ne puis, tel Flash ou Superman, empêcher un accident à la vitesse de la lumière. Que mes pouvoirs de précognition sont vraiment minimes. D’ailleurs, un remake de Minority Report dans une cour de récré serait beaucoup plus spectaculaire !!! Voyez le tableau :
Tom Cruise : « Kevin, vous êtes en état de punition pour la future bousculade sur Jessica ! » Le rêve, quoi.

Je ne vais pas vous bassiner plus longtemps en vous faisant une liste par le menu de toutes les interventions que nous avons à effectuer durant ces vingt putains de minutes. Cependant, en voici une liste non-exhaustive :
-  lacets à nouer,
-  goûters à ouvrir,
-  cagoules, bonnets et autres à ajuster,
-  rixe autour de la possession d’une bille, d’une toupie ou tout autre objet développant chez certains une certaine propension à l’emprunt à long terme (le vol),
-  chamailleries entre gamines du genre « elle a dit qu’elle était plus ma copine, bouhouhou ! »,
-  bagarres « mimées » par certain sujets « conneriactifs ». « On joue à la bagarre, monsieur ! On fait rien de mal. » me disent-ils. « Bien sûr, jeune insouciant ! Tu vas t’asseoir illico presto ici et me mimer un enfant assis et muet, ok ? »

Et, inévitablement, la pause récré prend fin. Le temps passe tandis que les fonds de culottes trépassent… Un coup de sifflet strident avertit mon fidèle troupeau que la bagatelle doit laisser place aux douces joies de la conjugaison ou de la multiplication. Deux rangées d’élèves me font face, les éléments les plus « lourds » ne manquent pas de se faire remarquer une fois de plus, heureusement, je ne dois déplorer aucun emballement, aucune fusion du réacteur.

« Jusqu’ici, tout va bien. » dixit Yamamoto Suzuki, ingénieur à la centrale de Fukushima, JAPON.

À suivre…


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13 commentaires:

  1. Génial, mon Salaudmont !!!!
    (pas sur de l'orthographe...)

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  2. Quel régal !!!!!!
    Eh oui je fais partie de tes lectrices féminines à la poitrine un peu opulente, et aux rondeurs assumées...
    J'aime le crachat des gosses et la morve des mômes quand ils sortent de ta plume exquise ..

    Merci Ô grand Yannick magnifique sur les plages de Dunkerque :-)))

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  3. excellent ! bravo

    BADGONE

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  4. Bonjour le Rag'

    EXCELLANTISSIME!! j'adore et je me retiens pour ne pas dire "je kif grâve"!! J'aime la façon dont tu amènes à la dérision l'attitude des "gosses", c'est souvent un sujet tabout de critiquer des enfants!! mais en paradoxe on sent une profonde tendresse dans ton récit et, surtout une vraie réalité, qu'on ose parfois pas évoquer, de peur de choquer ou de vexer les parents (entre autre)..c'est sur que l'on ne peut pas dire aux parents "vous devriez moucher plus souvent vos morveux!"...ce n'est absolument pas politiquement correcte!! Et en même temps cette vue de l'intérieur d'une récrée!! on a oubliée nous autres, qu'on avait aussi de la morve au nez et qu'on criait aussi "monsiiiiiiiiiiieurrrrrr, il m'a tapé, c'est lui qu'a commencé.." En bref, on a tous vécu des récré comme ça, mais de l'autre côté du tiens, aujourd'hui!!! comme quoi...Ils ont du mérite les prof, et on avait pas conscience de tout ça... merci pour cette sublime récrée!!

    Linda

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    1. Merci Linda,

      Si je jugeais l'enthousiasme provoqué par mon billet à la longueur des commentaires, je dirais que tu as kiffé grave, voire que tu as pris ton pied. Mais la bienséance m'empêche de m'aventurer dans ces considérations graveleuses.

      Merci infiniment pour ces quelques mots qui me poussent à persévérer dans le partage de mes aventures. Merci beaucoup.

      Yann'

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  5. ça valait vraiment le coup de se lever tôt ce samedi pour lire ce billet dont tout le monde parle.

    Tu as du talent Yannick . J'adore ton style (il me fait penser parfois à Pennac et sa famille Malaussène)

    Bravo Monsieur

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  6. A quand le Tome II ?
    ;-)
    Merci pour ces 10 mn (oui, je lis pas vite) de sourire !

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  7. Et dire que tu as été un atome mais que tu n'es finalement pas Superman. On en découvre tous les jours !!
    M'enfin, j'apprécie ton altruisme à l'égard du morveux, c'est rassurant, ne change rien ;-)

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  8. J'apprécie... alors je laisse un commentaire! ;)
    Je me souviens encore plussss pourquoi j'ai arrêté le réacteur nucléaire à la dernière rentrée!

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    1. Merci Mimilady,

      Il est toujours plaisant de voir que mes billets sont appréciés autant par des parents que par des collègues (tu permets que je t'appelle "collègue"?).
      Bonne chance pour ta future reconversion.

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  9. Du vécu, revécu!!! Je connais...

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  10. Décidément, toujours un régal tes articles (oui, toujours depuis ma découverte de ton blog il y a deux jours ... je fais comme mes mômes, tout moment passé est "hier" ou " quand j'étais petit", tout moment futur est "demain" ou "quand je serai grand" ... c'est moins compliqué comme ça ...) !
    Moi je me demande toujours pourquoi c'est ma fille que je récupère toujours pleine de plaie et de bosses alors que son frère est largement plus remuant ... les vases communiquant, sans doute ...
    Bref, continue, j'adore te lire ... et il y a un paon sur mon balcon qui me regarde en train de t'écrire, ça fait flipper ...

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