Il ne m'a pas fallu longtemps pour mettre à profit
l'ouverture impromptue de ce blog. Blog? Qu'il est laid ce mot! Cela me fait
penser aux onomatopées que
l'on pouvait voir dans les épisodes télévisés de Batman et Robin dans les
années 60.
Bon, mais ce n'est pas la question, ni le sujet de mon
billet. Pfuuiit....
Je veux témoigner.
Je suis celui qui a vu. Je suis celui qui a
vécu.
Je suis l'homme qui, désormais, sait.
Je veux vous parler d'un lieu que peu d'hommes et de
femmes ont eu l'opportunité d'explorer. Un lieu où la morale n'existe pas, où
l'anarchie règne, où l'Homme, avec un grand H, laisse libre cours à son
animalité durement réprimée par des siècles de combat contre la barbarie,
combattue par des penseurs comme Platon, Voltaire ou Levi-Strauss, l'inventeur
du blue jeans. Ce no man's land, cette fracture dans l'espace-temps se nomme:
CANTINE
J'ai l'insigne honneur depuis la rentrée scolaire
d'assister à ce spectacle hebdomadaire unique. Toi qui n'a jamais connu la
guerre, qui n'a jamais combattu le Viêt Công au beau milieu des rizières ou le
Taliban au fin fond d'un col des montagnes afghanes, sache que la Cantine,
eh ben, ça vaut son pesant de cacahuètes! et c'est un vieux singe qui te
le dit. Oui, je te le dis, droit dans les yeux, droit dans mes bottes:
"L’enfer, c'est pas les autres, c'est la
cantoche!" (Jean-Paul Sartre, un peu avant de mourir)
Il est midi. Tout est silencieux, même les merles et
les corneilles se sont tus. Le vent s'engouffre sous le préau comme s'il
cherchait à s'abriter. Les feuilles mortes rasent le sol, attendant patiemment
qu'on les ramasse à la pelle. Pas un bruit. Le calme avant la
tempête..."Ça sent la trouille, petit enfoiré de mes deux" dirait
feu le général Bigeard.
Le clocher de l'église retentit dans le village. "Pour
qui sonne le glas?" me demandez-vous. Pour ma pomme, pour
ma gueule, oui! Ma pauvre carcasse d'enseignant tremble. Je suis un
chrétien dans les arènes de Rome, un protestant le 24 août 1572 (Saint Barth',
c'est mieux en carte postale).
Les portes de l'école s'écartent brusquement. De cette
ouverture béante, une masse informe et hurlante s'avance vers moi.
Une chimère, que dis-je, une hydre à 10, 20, 50 têtes court vers moi. On y
distingue des bras, des jambes, des sacs de billes, des cartes Pokémon,
Yu-Gi-Oh et j'en passe... le Fléau des cours de récré... J'ai peur.
À suivre...
Rectificatif 1: Un fidèle lecteur me signale promptement que les cartes
Pokémon et Yu-Gi-Oh sont, selon ses dires, "has-been" au sein des
cours de récré de France et de Navarre. Il a tout à fait raison. Les cartes
Dreamworks de Carrefour et Disney de Auchan sévissent actuellement sous les
préaux malgré une farouche résistance de l'indéboulonnable bille et de sa
fidèle acolyte, la corde à sauter. Je précise que ce choix était volontaire car
je pensais toucher un plus grand nombre de lecteurs, la carte Pokémon étant, à
mon humble avis, encore présente dans tous les esprits de 7 mois à 77 ans. Je
laisse au lecteur le soin de faire la mise-à-jour. Merci.
La peur m'étreint, l'effroi me saisit. Des
tremblements spasmodiques parcourent mon corps. Le roulement de pas qui
sourdent de cet étendue bitumée m'hypnotise jusqu'à la transe. Je résiste, je
serre les dents tandis que d'imperceptibles gouttelettes de sueur
apparaissent sur mes tempes. Mon dos ruisselle de peur. Ils s'approchent, les
nains, les semi-hommes, les rejetons. Ne pas craquer, ne pas céder à la
panique. Je fais front.
Je suis un homme après tout! Je bombe le torse,
m'éclaircit la voix d'un raclement de gorge, les jambes légèrement écartées, je
suis prêt. Ready to fight!
Mon regard se porte sur la première ligne de gobelins
criards, je fronce les sourcils traduisant ainsi ma désapprobation à cette
chevauchée apocalyptique. D'un mouvement maîtrisé, pur, maintes
fois répété devant mon miroir à la manière d'un maître de Feng Chui,
je lève le bras droit à l'horizontal, la paume de la main orientée vers eux
dans un geste universel de sérénité nimbée d'autorité naturelle. Je suis à la
fois Boudha, Ghandi et Richard Dreyfus dans "Rencontres du troisième
type". Il faut calmer, apaiser, rassurer... Ne manque plus que
le synthétiseur....
Les marmots stoppent leur élan mais l'agitation règne
au sein du troupeau, il est nerveux, il a faim. De ma main libre, j'ouvre la
porte de la cantine. Les individus de tête, souvent les plus jeunes, tentent un
passage en force! De ma voix de stentor, je leur ordonne de stopper sur le
champ leur course vers la pitance. Ils obéissent. Facilement. Ils sont
craintifs devant l'adulte, au pire, méfiants. Ma première mission est
comparable au dur labeur des valeureux Cow-boys des grandes plaines du
Kansas "Yeepi yeepi yeah, pied tendre", je suis chargé de
rassembler et de conduire ce troupeau humain aux tables de cantine qui leur
sont destinées et où ils pourront paître... euh, manger tranquillement.
Néanmoins, avant d'atteindre leur Table Promise, ils doivent passer par le
Canyon des Ablutions autrement dit les "chiottes" où chaque tête
pourra se soulager allègrement non sans s'être humectée les paluches... Il faut
savoir que l'Enfant et l'Hygiène, ça fait 2. Non pas qu'il n'aime point l'onde
douce lui chatouiller les mimines mais c'est une perte de temps et d'une
utilité fort contestable de leur point de vue. Et le point de vue d'un veau, ça
flirte avec l'ouverture d'esprit d'un Steevy Boulet croisé Ribéry.
Les individus les plus âgés ferment la
marche. Il faut s'en méfier, ils ont l'expérience de ces transhumances
classe/cantoche. Je ne les quitte pas du regard, ils ont vite fait de saloper
les chiottes : jets d'eau, claquements de portes ou mictions paraboliques sont
la marque des bêtes les plus sournoises...
Le troupeau compte une soixantaine de têtes, chaque table
peut accueillir six gredins ou gredines. Ici commencent le festival de la
spaghetti vicieuse, la fête du brocolis vengeur et la célébration du poisson
pané. Les lois de la gravitation sont abolies. Newton en boufferait sa
pomme...Ça tombe, roule, vole, glisse, casse, coule. Dans tous les sens.
Ici commence la deuxième partie de ma mission. Mission qui comporte trois volets:
Ici commence la deuxième partie de ma mission. Mission qui comporte trois volets:
1)
Leur filer à becqueter dans les meilleures conditions;
2)
Régler les conflits et mater les émeutiers potentiels;
3)
Bouffer à mon tour.
Je dois préciser que je ne suis pas seul dans cette
cantine à tenter de maîtriser cette marmaille. Du personnel municipal est
chargé des mêmes missions. Avec plus ou moins de pédagogie et de tempérance,
dirais-je avec un certain tact.
Je sers les assiettes, coupe les tranches de bifteck,
remplis les carafes. Je fais de mon mieux pour éviter que la "Machine à
bouffer et à brailler" ne s'emballe et échappe à tout contrôle.
"M'sieur,
i'm'fait des oreilles de lapin!
- Même pas vrai!
- Taisez-vous et
mangez, vous faites trop de bruit! Toi, assieds-toi correctement! Eh bonhomme,
utilise ta fourchette, on n'est plus à l'Âge de Pierre!
- M'sieur, j'aime pas, c'est dégueu!
- On ne dit pas ça, Kevin. On dit "je n'aime pas."
- Ouais, mais
c'est dégueu quand même!
- Bon, tu goûtes un peu et tu cesses de
m'importuner!"
[Veuillez avoir l’obligeance de noter le
sang-froid dont je fais preuve durant ces quarante-cinq interminables minutes.
Je remercie mon "Surmoi" de jouer son rôle de régulateur du
"Ça", sans quoi il y aurait recrudescence de clefs de bras,
torgnoles et brûlures indiennes pour leur faire bouffer leur putain de
brocolis, leur satané céleri rémoulade et leur damné hachis Parmentier!]
"Range tes
cartes, ça n'a rien à faire dans une cantine! Sinon, je confisque.
- Mon dieu, qu'est-ce qui s'st passé? t'as sauté dans
le plat de coquillettes pour arriver à ce résultat?!"
Des dizaines de coquillettes jonchent la table et le
sol autour d'un lardon qui me dévisage avec ses yeux de merlan frit.
"Eeeuuuhh......
nan..... euh.......
- Tu vas me ramasser tout ce bazar ("merdier", merci Surmoi)
sans quoi tu m’obligeras à te gronder...
- SCHHHBBBLLLINNNGGGG!!!!"
Un verre s'est brisé.
"OUUUUUUAAAAAIIIIISSSS!!" beugle le troupeau.
On sent que la pression monte, le brouhaha est
insupportable. le bruit appelle le bruit d'autant plus que deux autres écoles
ont investi également la cantine. Plus de 250 mioches répartis en trois
salles contiguës jacassent à tout-va.
C'est généralement à ce moment qu'un sifflement
strident se fait entendre. Un membre du personnel vient d'user de son
arme de dissuasion massive de poche: le sifflet... une belle bête le gars!
Physique de docker et bagout à l'avenant. C'est dire.... Il souffle
dans l’insignifiant objet comme dans un clairon. Il sonne la charge.
Mort au bruit! Sus à l’assourdissement! Le roulement de bille à peine
terminée, un tonitruant et hystérique « VOUS
FAITES TROOOOOOPPP DE BRRRRRRUIT, VOUS NE DEEEEEVEZ PAS CRRRRRRRIEEEERRRRR!!!!! »
fait trembler les murs de la cantoche.... mais que les murs. Les mômes ont
tendu l'oreille, se sont tus un instant, le temps que le docker reprenne
son souffle et voilà le vacarme qui reprend ses droits.
Six semaines que ça dure, que je crains ce moment qui
a le don de m'horripiler. Je ne lève même plus la tête. Et je continue à
prodiguer conseils, à coordonner le débarrassage des tables et à tenter de
manger mon doux repas servi avec beaucoup d'attention par les dames de la
cantine.
Après inspection des tables, les mouflets ont
l'autorisation (ou pas) de se lever et de repasser par le Canyon des Ablutions.
Un spectacle de désolation s'offre à mes yeux fatigués, on dirait un mauvais
Dahli, ou un bon, je ne sais pas, je ne sais plus. De la mie de pain flotte
dans des verres et carafes, d'innocents petits pois ont été sauvagement malaxés
à grands coups de petite cuillère, l'omelette n'a pas résisté aux coups de
boutoir de la banane. Quelle horreur! Si vous saviez... mais je suis là pour
témoigner. Le poids de l'épouvante pèse sur mes frêles épaules mais
je dois continuer. Coûte que coûte!
Je bois un verre d'eau, avale un café en même temps
que le dessert et me voilà en marche vers la suite de ma mission: surveillance
de cour post-cantoche. Surveillance à découvert, le royaume du sniper.
Mais ceci est une autre histoire...
Il est 13 heures. Plus que vingt minutes avant la
libération, la délivrance, la retraite hebdomadaire.
La horde semble repue. En apparence.
Un esprit rationnel attendrait de cette meute
un peu de calme, de répit après la curée (cf. épisode 2). Que nenni!
La Raison ne fréquente pas la cour de récréation. La Raison est en pause à
cette heure-là! Faut quand même pas pousser Mémé dans les orties ni Pépé dans
les cactus! Faut pas déconner, on n'est pas en Chine ou au Pakistan...
Je me tiens donc au beau milieu de ce vaste
espace de liberté. D'anarchie devrais-je dire plutôt. Tous les sens aux aguets,
j'observe, je scrute, j'épie, j'écoute, je sens. Je ressens. Je
suis la cour.
À l’affût du moindre débordement verbal, de
la moindre violence physique, je suis un fauve en éveil. L'inspecteur Harry sur
le parcours d'entraînement au tir sur cible.
Tel Robocop, ma mission se décline en trois verbes:
1) "Serve the public trust";
2) "Protect the innocent";
3) "Uphold the law".
Mes objectifs sont clairs: neutraliser les
sauvageons(nes) tout en épargnant les innocents. Mais, comme le précise le
dicton populaire: "Aux innocents, les mains pleines." Je dois me
méfier de tout. Absolument tout. Armé de mon fidèle sifflet Décathlon un-coup à
bille 3 mm, je tétanise le malfaiteur, je statufie l'inconscient, j'hypnotise
le suicidaire. À droite, à gauche, devant, derrière, les cibles mouvantes
apparaissent et disparaissent sans cesse. Il faut une concentration maximale,
il faut l'instinct du guerrier.
"Triiit, descends de là! (grosse vache)
- Triiiit, lâche-la! (p'tit con)
- Trriiiiit, te roule pas par terre! (petit enfoiré)
- Triiiiiiiiiiiitttttt, sors des toilettes, les
mains en évidence, jette ce rouleau de papier-toilette au sol! Ça vaut pas
l'coup. Pense à tes parents, ta famille.... Si tu fais cette bêtise, tu vas en
prendre pour cinquante ou cent lignes! Allez, fais pas l'idiot!"
Ils m'épuisent, leur imagination est en ébullition. On
dirait les Gremlins quand ils ont bouffé après minuit...
Ça court, saute, roule, rampe, glisse, trébuche,
grimpe, balance, tire, pousse, tombe, rebondit, crie, hurle, glapit, gémit.
Imaginez un peu... C'est le Cirque du Soleil sur la Planète des Singes rien que
pour moi. Du spectacle à tous les étages. Gratos.
Des blessés, y'en a toujours. C'est moche la
guerre! De plus, je dois régler les conflits de partage. J'enfile mon costume
de Casque Bleu, le Ban Ki Moon de Wormhout, c'est moi!
Organiser un Yalta du terrain de foot? C'est bibi qui
gère.
Maintenir la paix dans les territoires occupés par les
joueurs de billes? Je prends.
Organiser la distribution des cartes Disney et
Dreamworks? Je m'y attelle sans broncher.
Et tout ça, sans effusion de sang. À part le mien qui
boue sous mon crâne après ces vingt minutes de folie. Je laisse ma place aux
enseignants et m'éloigne, fier, le devoir accompli. Soulagé d'en avoir fini
pour cette journée.
Demain sera un autre jour.
Mais y'aura toujours cette satanée cantoche!
Excellent ...
RépondreSupprimerC'est quand même beau de survivre à ça ... les veillées au coin de feu de camp des colonies de vacances n'en seront que plus pittoresques ... quoi, tu ne rempiles pas pendant les vacances ?!?