mercredi 13 octobre 2010

Dans la cantine, personne ne vous entend crier... part 2

La peur m'étreint, l'effroi me saisit . Des tremblements spasmodiques parcourent mon corps. Le roulement de pas qui sourdent de cet étendue bitumée m'hypnotise jusqu'à la transe. Je résiste, je serre les dents tandis que d'imperceptibles gouttelettes de sueur apparaissent sur mes tempes. Mon dos ruisselle de peur. Ils s'approchent, les nains, les semi-hommes, les rejetons. Ne pas craquer, ne pas céder à la panique. Je fais front.
Je suis un homme après tout! Je bombe le torse, m'éclaircit la voix d'un raclement de gorge, les jambes légèrement écartées, je suis prêt. Ready to fight!
Mon regard se porte sur la première ligne de gobelins criards, je fronce les sourcils traduisant ainsi ma désapprobation à cette chevauchée apocalyptique. D'un mouvement maîtrisé, pur, maintes fois répété  devant mon miroir à la manière d'un maître de Feng Chui, je lève le bras droit à l'horizontal, la paume de la main orientée vers eux dans un geste universel de sérénité nimbée d'autorité naturelle. Je suis à la fois Boudha, Ghandi et Richard Dreyfus dans "Rencontres du troisième type". Il faut calmer, apaiser, rassurer... Ne manque plus que le synthétiseur....
Les marmots stoppent leur élan mais l'agitation règne au sein du troupeau, il est nerveux, il a faim.
De ma main libre, j'ouvre la porte de la cantine. Les individus de tête, souvent les plus jeunes, tentent un passage en force! De ma voix de stentor, je leur ordonne de stopper sur le champ leur course vers la pitance. Ils obéissent. Facilement. Ils sont craintifs devant l'adulte, au pire méfiants. Ma première mission est comparable au dur labeur des valeureux Cow-boys des grandes plaines du Kansas "Yeepi yeepi yeah, pied tendre", je suis chargé de rassembler et de conduire ce troupeau humain aux tables de cantine qui leur sont destinées et où ils pourront paître... euh, manger tranquillement. Néanmoins, avant d'atteindre leur Table Promise, ils doivent passer par le Canyon des Ablutions autrement dit les "chiottes" où chaque tête pourra se soulager allègrement non sans s'être humectée les paluches... Il faut savoir que l'Enfant et l'Hygiène, ça fait 2. Non pas qu'il n'aime point l'onde douce lui chatouiller les mimines mais c'est une perte de temps et d'une utilité fort contestable de leur point de vue. Et le point de vue d'un veau, ça flirte avec l'ouverture d'esprit d'un Steevy Boulet croisé Ribéry. 
Les individus les plus âgés ferment la marche. Il faut s'en méfier, ils ont l'expérience de ces transhumances classe/cantoche. Je ne les quitte pas du regard, ils ont vite fait de saloper les chiottes : jets d'eau, claquements de portes ou mictions paraboliques sont la marque des bêtes les plus sournoises...
Le troupeau compte une soixantaine de têtes, chaque table peut accueillir six gredins ou gredines. Ici commencent le festival de la spaghetti vicieuse, la fête du brocolis vengeur et la célébration du poisson pané. Les lois de la gravitation sont abolies. Newton en boufferait sa pomme...Ça tombe, roule, vole, glisse, casse, coule. Dans tous les sens.
Ici commence la deuxième partie de ma mission. Mission qui comporte trois volets:

  1. Leur filer à becqueter dans les meilleures conditions;
  2. Régler les conflits et mater les émeutiers potentiels;
  3. Bouffer à mon tour.
Je dois préciser que je ne suis pas seul dans cette cantine à tenter de maîtriser cette marmaille. Du personnel municipal est chargé des mêmes missions. Avec plus ou moins de pédagogie et de tempérance, dirai-je avec un certain tact.
Je sers les assiettes, coupe les tranches de bifteck, remplis les carafes. Je fais de mon mieux pour éviter que la "Machine à bouffer et à brailler" ne s'emballe et échappe à tout contrôle. 
"M'sieur, i'm'fait des oreilles de lapin!
- même pas vrai!
- taisez-vous et mangez, vous faites trop de bruit! Toi, assieds-toi correctement! Eh bonhomme, utilise ta fourchette, on n'est plus à l'Âge de Pierre! 
- m'sieur, j'aime pas, c'est dégueu!
- on ne dit pas ça, Kevin. On dit "je n'aime pas"
- ouais, mais c'est dégueu quand même!
- bon, tu goûtes un peu et tu cesses de m'importuner!"
[Veuillez avoir l’obligeance de noter le sang-froid dont je fais preuve durant ces quarante-cinq interminables minutes. Je remercie mon "Surmoi" de jouer son rôle de régulateur du "Ça", sans quoi il y aurait recrudescence de clefs de bras, torgnoles et brûlures indiennes pour leur faire bouffer leur putain de brocolis, leur satané céleri rémoulade et leur damné hachis Parmentier!]
"Range tes cartes, ça n'a rien à faire dans une cantine! Sinon, je confisque.
- Mon dieu, qu'est-ce qui s'st passé? t'as sauté dans le plat de coquillettes pour arriver à ce résultat?!"
Des dizaines de coquillettes jonchent la table et le sol autour d'un lardon qui me dévisage avec ses yeux de merlan frit.
"Eeeuuuhh...... nan..... euh.......
- tu vas me ramasser tout ce bazar ("merdier", merci Surmoi) sans quoi tu m’obligeras à te gronder...
- SCHHHBBBLLLINNNGGGG!!!!"
Un verre s'est brisé.
"OUUUUUUAAAAAIIIIISSSS!!" beugle le troupeau.
On sent que la pression monte, le brouhaha est insupportable. le bruit appelle le bruit d'autant plus que deux autres écoles ont investi également la cantine. Plus de 250 mioches répartis en trois salles contiguës jacassent à tout-va.
C'est généralement à ce moment qu'un sifflement strident se fait entendre. un membre du personnel vient d'user de son arme de dissuasion massive de poche: le sifflet... une belle bête le gars! Physique de docker et bagout à l'avenant. C'est dire.... Il souffle dans l’insignifiant objet comme dans un clairon. Il sonne la charge. Mort au bruit! Sus à l’assourdissement! Le roulement de bille à peine terminée, un tonitruant et hystérique
  VOUS FAITES TROOOOOOPPP DE BRRRRRRUIT, VOUS NE DEEEEEVEZ PAS CRRRRRRRIEEEERRRRR!!!!! 
fait trembler les murs de la cantoche.... mais que les murs. Les mômes ont tendu l'oreille, se sont tus un instant, le temps que le docker reprenne son souffle et voilà le vacarme qui reprend ses droits.
Six semaines que ça dure, que je crains ce moment qui a le don de m'horripiler. Je ne lève même plus la tête. Et je continue à prodiguer conseils, à coordonner le débarrassage des tables et à tenter de manger mon doux repas servi avec beaucoup d'attention par les dames de la cantine.
Après inspection des tables, les mouflets ont l'autorisation (ou pas) de se lever et de repasser par le Canyon des Ablutions. Un spectacle de désolation s'offre à mes yeux fatigués, on dirait un mauvais Dahli, ou un bon, je ne sais pas, je ne sais plus. De la mie de pain flotte dans des verres et carafes, d'innocents petits pois ont été sauvagement malaxés à grands coups de petite cuillère, l'omelette n'a pas résisté aux coups de boutoir de la banane. Quelle horreur! Si vous saviez... mais je suis là pour témoigner. Le poids de l'épouvante pèse sur mes frêles épaules mais je dois continuer. Coûte que coûte!
Je bois un verre d'eau, avale un café en même temps que le dessert et me voilà en marche vers la suite de ma mission: surveillance de cour post-cantoche. Surveillance à découvert, le royaume du sniper.


Mais ceci est une autre histoire...


2 commentaires:

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