Salomon et confessions

J'ai menti.

Je VOUS ai menti.

Honte à moi. "Shame on you" hurleraient Tina et Cher. J'ai honte, je n'aurais pas dû abuser de votre crédulité. Vous aviez confiance, vous voyiez en moi l'enseignant sympathique mais respecté, sévère mais juste, bardé d'humour mais également de rigueur. Soyez cléments. Je vous en conjure!

Lors de ce précédent billet Du Sang, des Larmes et d’la Morve , j'avais tenté de vous dévoiler les arcanes d'une cour de récréation remplies de marmots qui braillent, gesticulent et reniflent. J'avais également essayé de vous exposer la méthode que j'appliquais à la résolution des multiples problèmes et conflits qui germent invariablement au cours de ces 20 minutes d'anarchie enfantine. Je m'étais dépeint comme un Gandhi de la récré, adepte de la non-violence, comme un Ban Ki-Moon made in MAIF, partisan du dialogue plutôt que des armes de punition massive, ou même comme un Abbé Pierre du tableau noir, prêchant ci et là les Saintes Écritures du règlement d'école. Je vous ai trompés. 

J'ai failli. Plusieurs fois. Oh, j'ai bien essayé d'appliquer les préceptes qui faisaient de moi un Guide, un phare dans l'océan déchaîné des conneries enfantines. Peser le pour et le contre, chercher la Vérité, dénouer les conflits les plus larmoyants, telles sont mes missions jour après jour, récré après récré. Néanmoins, rendre justice est chronophage, énergivore voire même franchement chiant. Interroger les protagonistes, recueillir les témoignages, analyser, supputer, conclure pour finir par rendre sentence, tout ça prend du temps, sans compter les quelques marmots dont il faut gérer la frustration une fois qu'ils se voient inculpés! Et pendant ce temps-là, la file des plaignants s'allonge, les badauds s'amassent et les esprits s'échauffent! Les dossiers à gérer s'entassent comme les plans de rigueur en Grèce. 

Et l'on envoie balader tout ce en quoi l'on croyait: l'équité? Je l'emmerde! La justice? Mes couilles, ouais! La tolérance? J'me tolère déjà et c'est déjà beaucoup!

"M'sieur, il m'a traité! Il a dit "Fils de p...

-Tais-toi! Ne dis pas de gros mots!

-Ouais, mais il a quand même dit "fils de pute"!

-Aaaargh... (un rictus se dessine sur mon visage), tu l'as dit aussi...

-C'est pas moi qui a commencé...

- qui ai... qui ai commencé...

-Hein?

-On dit "comment"

-Quoi?

-...(soupirs lourds, très lourds)

Dialogue de sourds, je pourrais continuer comme ça à la manière du célèbre jeu "marabout-bout d'ficelle-selle de ch'val" mais la patience a ses limites et les miennes sont de plus en plus faciles à atteindre. L'âge peut-être. Ou la raison. Le démocrate que j'étais se mue en horrible dictateur. J'applique sans ciller le célèbre Jugement de Salomon. Je Salomone à tout-va! Viva Salomon!

"Un problème, vous deux?

-Euh, ouais, il m'a frappé!

-Mais c'est lui qui a commencé!

-Nan, c'est pas vrai!

-Allez, hop, au mur!

-Hein?

-Quoi?

-AU MUR, FISSA!"

C'est terrible d'efficacité. Peu de récidive. Aucune plainte. Et la nouvelle de ce traitement exemplaire a tôt fait  de se répandre dans la cour. Les plaintes se font plus rares. Yeah! Enfin, cinq minutes de calme!

Cela ne m'empêche pas de régler démocratiquement les quelques affaires qui réclament toute mon attention et mon expérience légendaire, néanmoins le Jugement de Salomon a trois mérites: 

1: les marmots évitent de venir nous importuner pour des histoires à la con comme ils sont capables d'en inventer,

2: ils essaient de régler leur problème eux-mêmes ou de faire fi de ceux-ci. Vous voyez le volet pédagogique du truc là?

3: Ma collègue et moi-même pouvons souffler un peu et aller aux toilettes sans que l'on soit interpellé jusque dans les cabinets. Véridique. "J'peux piss... faire pipi tranquille, hein??!!"

Voilà la triste réalité, d'un respectable pacifiste je me mue en impitoyable despote. La paix est à ce prix là. La peur du Jugement, mon jugement. La peur du mur, le mur à punitions. Un mur des lamentations en quelque sorte. Pour Salomon, c'est raccord, non?

Pardon.